Il y a tellement de façons de savourer une tasse de thé.

 

 

La « naissance historique » de l’Ikebana et certaines de ses formes particulières sont associées à trois manières différentes de boire le thé, ‘Cha’ au Japon.

 

Selon la légende, le théier est né lorsque Bodhidharma (483-540 après J.-C.) a introduit le Zen au Japon.

Voulant absolument rester éveillé pendant la méditation, il se coupe les paupières : celles-ci, jetées au sol, donnent naissance au théier. Pour cette raison, il est fréquemment représenté les yeux complètement ouverts.

 

Au Japon, Bodhidharma s’appelle Daruma. Toujours selon la légende, Daruma a eu les jambes et les bras atrophiés pour être resté immobile, en méditation pendant 9 ans.

Son image est liée aux figurines votives utilisées pour exprimer des vœux et sont considérées comme des porte-bonheur.

Les poupées qui le représentent les yeux grands ouverts, sans jambes ni bras, sont vendues avec les yeux inachevés.

Selon la tradition, la pupille gauche est peinte en premier lorsqu’un vœu est exprimé. L’autre pupille n’est ajoutée que lorsque le vœu s’est réalisé.

Le côté gauche du corps humain – y compris l’œil – est Yang par rapport au côté droit et est donc plus important et préféré. Rappelons aussi que la Kami Amaterasu, déesse du soleil, est née du lavage rituel purificateur de l’œil gauche de son père Izanagi.

 

Daruma, avec les deux pupilles peintes, empilés sous un auvent près d’un temple, signe que les souhaits exprimés se sont réalisés.

 

 

Depuis l’introduction du bouddhisme au Japon, le thé est bu par les moines pendant la méditation pour rester éveillés. Comme les ecclésiastiques de haut rang qui dirigent les différentes écoles bouddhiques sont choisis parmi les membres de la famille impériale, la cour s’intéresse très tôt à cette nouvelle boisson. Déjà, à l’époque Heian, la noblesse se plaît à organiser des dégustations et à faire des concours pour reconnaître différents types de thé, jusqu’à une centaine : leur nom, leur origine géographique et leur qualité (Voir Article 47, Vanneries dans l’Ikebana et la cérémonie du thé : Chanoyu première partie).

 

À l’époque Heian (794-1185), les palais de la noblesse comprennent différentes constructions sur plancher en bois dont deux bâtiments galeries construits à droite et à gauche d’un grand pavillon central appelée ‘Shinden’ (= Palais dormant). L’espace intérieur du pavillon Shinden est libre,  sans aucune cloison. Pour avoir des espaces plus restreints, des paravents sont utilisés et déplacés au besoin. Ce type d’architecture s’appelle Shinden-Zukuri (Zukuri = construction).

 

Ci-contre, croquis d’un palais idéal avec un grand pavillon central ‘Shinden’, conçu sans le toit afin de montrer l’intérieur et sans cloison fixe.

 

Exemple de paravent mobile.

 

Avec la prise du pouvoir par les samouraïs ayant des besoins différents de la noblesse impériale, le style de construction des bâtiments change.   

Les planchers sont recouverts de tatamis.

La grande salle est divisée en ajoutant des parois à portes coulissantes, Fusuma.

Le tokonoma avec des étagères est créé.

Ce style architectural, ainsi conçu, est appelé Shoin-Zukuri (Shoin = salle d’études dans les temples ou salon dans les résidences de l’élite militaire, Zukuri = construction) destinée à la réception des hôtes.

 

Tokonoma contemporain avec des étagères sur le côté.

 

 

Les Shoguns introduisent une façon de boire le thé, manière qui prit le nom de la salle où se tenait la réception : Shoin-cha (= «thé de style palais»). Créé à l’origine par des moines dans les monastères, le Shoin-Zukuri/ Salon est petit. Les Shoguns l’agrandissent pour tenir des réunions bondées avec des Daimyō, des samouraïs et des ecclésiastiques de haut rang.

Le but de l’invitation à boire le thé est d’épater les invités en exposant sur les étagères les objets précieux collectés, d’origine chinoise. On parle alors de «thé de style palais» et non pas de «thé de style salle d’études», comme le mot ‘Shoin’ l’indiquait à l’origine.

Ci-contre, Étagères d’exposition avec un Suna no mono (Rikka de style informel/Sō).

 

 

C’est dans ce contexte du Shoin-cha, «thé de style palais» organisé par le Dōbōshῡ, que naît Ikebana (Voir Article 13, La naissance d’Ikebana d’après les documents historiques et Articles suivants). Les Ikebana réalisés sont d’abord le Tatebana puis le Rikka et le Suna no mono (Rikka de style informel/Sō).

 

Ainsi l’Ikebana, créé par le Dōbōshῡ et développé plus tard par l’École Ikenobō dont dérivent toutes les autres écoles, est né dans le cadre de la dégustation du thé de style Shoin-cha ou de palais.

 

Ci-contre, Tatebana/Rikka.

 

Le tokonoma n’occupe qu’une petite partie de l’espace eu égard aux étagères et aux objets exposés. Ci-dessous, dessin réalisé par le Dōbōshῡ au service du huitième Shogun Ashikaga montrant les objets exposés lors du Shoin-cha.

 

 

Pour impressionner les invités, le Shoin-cha est pratiqué à la fois par les Shoguns Ashikaga et les 3 unificateurs :

Oda Nobunaga,

Toyotomi Hideyoshi,

Ieyasu Tokugawa.

 

À la même époque, sous le patronage de Nobunaga de 1573 à 1582 puis de Hideyoshi de 1582 à 1598, naît une autre façon de boire le thé influencée par le Zen et codifiée par le moine Sen no Rikyū : le Chanoyu ou Wabi-cha, la Cérémonie du Thé.

Alors que dans le thé de « style palais », la boisson est préparée dans les cuisines, apportée au Shoin avec du saké et diverses nourritures et servie aux nombreux invités, dans le Wabi-cha, le thé est préparé directement devant quelques invités.

Ci-contre, Salon de thé Wabi-cha.

 

Contrairement aux grandes salles où se tient le Shoin-cha, le Wabi-cha se déroule dans une petite pièce, deux tatamis et demi selon Sen no Rikyū , ou dans une hutte à l’extérieur de la demeure principale.

Dans le cadre du Wabi-cha, également appelé Cha-dō ou Sadō, se développe une manière d’arranger les fleurs dans le tokonoma influencée par le Zen, le Chabana, composition simple avec peu de végétaux qui mettent en valeur la saison, végétaux « disposés comme dans les champs » selon Sen no Rikyū .

 

À la différence du Rikka, très codifié et utilisé dans le cadre du Shoin-cha, «thé de style palais», il n’y a pas de règles à suivre pour réaliser un Chabana. Peu d’éléments suffisent, agencés selon une esthétique Zen. Le Chabana, comme toute la Cérémonie du thé, met en évidence à la fois les caractères unique et éphémère de la rencontre : ‘ichi-go, ichi-e’ (= une fois, une rencontre).

 

Alors que divers types de thé sont utilisés dans le Shoin-cha/thé de style palais, seul le thé vert en poudre, Matcha, l’est dans le Chanoyu/Wabi-cha.

Les deux manières de boire le thé, Shoin-cha de style palais et le Chanoyu Wabi-cha ne s’opposent pas. L’une et l’autre sont proposées en fonction des circonstances.

 

Sen no Rikyū, au service de Toyotomi Hideyoshi, exécute un Rikka gigantesque et opulent dans le cadre du Shoin-cha, thé de style palais, et compose un Chabana très humble dans le cadre du Chanoyu, thé de style Wabi-cha.

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Chabana attribué à Ikenobō Senkō, Iemoto de l’école homonyme, contemporain et connaissance de Sen no Rikyū .

 

Après le Shoin-cha/thé de style palais, associé à la naissance de l’Ikebana, au cours duquel des expositions et des compositions florales Rikka « émerveillent » les invités puis, la cérémonie du thé Wabi-cha imprégnée d’une simplicité raffinée Zen au cours de laquelle des ustensiles liés au Chabana sont utilisés, apparaît au début de la période Edo ou Tokugawa (1600), une nouvelle façon de boire le thé, à la chinoise. Cette façon chinoise s’appelle Sen-cha dō, la voie du Sen-cha, nom dérivant du thé vert utilisé avec des feuilles entières et « infusé  » dans l’eau.

Boire le thé « à la chinoise, déjà en usage dans la population citadine, est adoptée par les Bunjin (les lettrés japonais) à la fois parce qu’ils souhaitent imiter les lettrés chinois mais aussi pour se différencier des samouraïs qui pratiquent le Wabi-cha.

Voir Article 36, Introduction historique à la composition Bunjin : les Literati, Article 47, Vanneries dans l’Ikebana et la cérémonie du thé : Chanoyu première partie et Article 48, Vanneries dans l’Ikebana et la cérémonie du thé : Chanoyu seconde partie.

 

Au cours de ces réunions « à la chinoise », les Bunjin, lettrés japonais, créent des compositions florales au « goût chinois » dont le Sen-cha dō est imprégné. Ces arrangements ‘Bunjin-Cho’ diffèrent de l’Ikebana des écoles car il n’y a pas de règles de composition. Ils diffèrent aussi du Chabana des samouraïs par le choix et l’exubérance de végétaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© École Ohara

 

« L’autoportrait ironique » d’un Bunjin, lettré japonais.
 

 

 

 

Théière typique utilisée pour le Sen-cha.

 

 

 

 

Wên-Jên : Lettrés chinois imités par les Bunjin japonais.

 

 

 

 

 

 

 

 

En résumé, les 3 manières de déguster le thé donnent naissance à 3 compositions d’Ikebana enseignés par les Écoles :

  1. Shohinka lié au Shoin-cha – thé de style palais.
  2. Chabana lié au Wabi-cha ou Chanoyu.
  3. Bunjin-Cho lié au Sen-cha des Literati.

 

© École Ohara