.Article écrit par Nicoletta Fumagalli, Chapitre Ohara, Milan

.Malheureusement des illustrations de cet article ont été perdues lors de la migration du site. Je serais très reconnaissant à l’auteure si elle pouvait les envoyer à influpi@bluewin.ch Merci.

1 La symbolisation des saisons.

Au Japon, les quatre saisons sont bien distinctes : un printemps court suivi d’un été long, pré-mousson et mousson puis l’automne avec ses couleurs et un hiver enneigé.

La conscience du temps qui passe et la sensibilité délicate aux aspects caractéristiques de chaque saison ont donné naissance, depuis l’Antiquité, à une tradition qui associe un ensemble particulier de sentiments poétiques à chaque période de l’année. À partir de la période Heian (794-1185), la poésie associe une variété d’éléments naturels à une saison spécifique.

Dans la culture aristocratique japonaise, la représentation de la nature est rarement uniquement décorative ou mimétique. Bien au contraire, elle est presque toujours symbolique. La description d’une plante, d’une fleur, d’un animal ou d’un paysage devient la transcription implicite d’un état d’esprit. La nature est alors la clé de l’expression des émotions et des pensées. Même dans un cadre banal, il est préférable d’exprimer les émotions et les pensées de manière indirecte, élégante et polie, la référence à la nature en est le véhicule. La façon d’exprimer l’intime à-travers un élément naturel et l’intrication du monde extérieur et du monde intérieur sont essentielles pour comprendre la littérature et les arts visuels japonais.

Une grande partie de la poésie japonaise est ainsi devenue une poésie des saisons. Chaque sujet saisonnier a généré à son tour des associations qui sont devenues une partie du vocabulaire culturel, non seulement de la poésie, mais aussi d’une grande variété d’arts, tels que la peinture de paravents (Byōbu-e) et de rouleaux (Emaki), les compositions florales (Ikebana), le théâtre Nō, la cuisine (Kaiseki) et la mode.

Les Waka, poèmes japonais classiques de trente et une syllabes, écrits par la noblesse et autres dignitaires de la cour, sont d’une importance fondamentale : ils attribuent aux éléments naturels toute une gamme de caractéristiques saisonnières qu’il faut lire en référence à la vie humaine. Un certain nombre de ces associations sont originales et beaucoup, comme celle entre la rosée d’automne et les larmes, proviennent de la poésie chinoise de la même époque. La saison, avec l’amour, sont devenus le thème caractéristique de la poésie et de la peinture, en particulier les peintures décoratives aux couleurs fortes apparues à l’époque de Heian (794-1185), art narratif d’illustration dans le pur style traditionnel japonais appelé Yamato-e, puis dans le style Rimpa ultérieur de la période Edo (1603-1868).

Dans le poème classique, l’accent n’est pas mis sur la nature réelle mais sur ce qu’elle devait être. Dans un Waka, elle est élégante et gracieuse, comme nous le voyons également dans la peinture sur paravent.

La composition, ci-dessous, sur fond or montre au centre un pin sur lequel grimpe une glycine. Le torrent d’écume blanche qui coule parmi les nuages ​​dorés rafraîchit la scène. De droite à gauche, on voit des plantes et des oiseaux de la fin du printemps au début de l’automne : cela commence par la kerria et se termine par un camellia Sasanqua qui relie ce paravent à celui des deux autres saisons. Kanō Eino (1631-1697), fils de Kanō Sansetsu, reprend les motifs caractéristiques de la célèbre école Kanō, dont il est un représentant tardif.

 

 

La manière de considérer la nature comme harmonieuse est, selon les chercheurs contemporains, une construction culturelle qui a pris naissance dans la capitale Heian-Kyō (actuelle Kyōto) dès le VIIIe siècle. Le Waka est un genre poétique urbain né dans les villes, un outil de communication au sein d’une élite cultivée.

Avec la poésie, les autres pratiques telles que les paravents peints, les estampes, les kimonos de douze couches portés par les femmes aristocrates, les jardins, puis dès le Moyen-Âge, les bonsaïs, les compositions florales, l’identification des « lieux célèbres » liés aux saisons, le théâtre et la cérémonie du thé sont toutes des manières raffinées d’évoquer la vraie nature aux habitants de la capitale ayant rarement l’occasion de quitter la ville. Chez eux, cependant, ils sont entourés de paysages peints, d’allusions poétiques et d’un système élaboré de références à la nature.

Dans les 21 anthologies poétiques impériales, du Kokinshū (vers 905 après J.-C.) au Shinshoku Kokin Waka Shū (vers 1439 après J.-C.), les canons de la poésie sont fixés de manière à constituer un code compréhensible pour le lecteur averti. Les écrits poétiques parlent d’arbres et de fleurs dont la couleur et le parfum sont mis en valeur, d’oiseaux, d’insectes évoqués par leur cris tandis que le seul animal à quatre pattes mentionné est le cerf, de phénomènes atmosphériques tels que brouillards, averses printanières … et d’éléments liés à la cosmologie shinto tels que les montagnes, les rivières ou la lune.

Les saisons sont décrites en trois phases distingues et l’accent est mis sur les première et dernière phases. Au sein de chaque saison, les éléments naturels sont évoqués selon une progression rigide (par exemple, les fleurs de Prunus Ume viennent toujours avant les fleurs de cerisier et celles-ci avant la kerria, de sorte que, en un coup d’œil, on sait de quelle phase de la saison il s’agit.  

Les associations avec les sentiments sont également codifiées (par exemple, cerf = solitude), de sorte que paysage et émotions se confondent. Voir un cerf peint ou l’entendre mentionner dans la poésie fait naître immédiatement l’association avec la solitude, comme celle du cerf mâle à la recherche d’une compagne. Des combinaisons sont également fixées, généralement entre une fleur et un oiseau. Enfin, le poème Waka met l’accent sur l’élégance et l’harmonie : la nature n’est jamais représentée sous son aspect dangereux, jamais un tremblement de terre, une inondation, un aspect sauvage ou redoutable.

Fujiwara no Teika (1162-1241), grand poète, a définitivement canonisé ces associations mois par mois. Son travail devient la base d’une grande partie de la peinture ultérieure de la période Edo. Ogata Kenzan dépeint un poème de Teika selon les associations prescrites pour le premier mois de l’été : « Les robes de toile blanche / doivent être mises à l’air/ juste quand arrive l’été/ et les fleurs de Deutzia en bouton/ se courbent dans la haie/ dans le village de Shinobu/ où habite le coucou/ son chant se fait maintenant entendre/ en attendant le mois prochain/ quand le Deutzia fleurira ». Ogata Kenzan, principalement céramiste, a également produit douze assiettes carrées décorées et illustrées de poèmes de Teika.

 

Associations de Teika en mois, plantes, animaux, ces derniers étant presque tous des oiseaux.

 

Mois plantes Animaux
1er Saule Rossignol
2ème Fleurs de cerisier Faisan japonais
3ème Glycine Alouette
4ème Mandarinier Petit coucou
5ème Deutzia Cormoran
6ème Œillet sauvage Poule d’eau
7ème Patrinia Pie
8ème Lezpedeza La première oie sauvage
9ème Miscanthus Caille
10ème Chrysanthème Grue
11ème Néflier tardif Pluvier (oiseaux)
12ème 1ères fleurs du prunier Ume Sauvagine (oiseaux aquatiques sauvages, tels que canards, échassiers, cygnes, oies…)

 

Voyons concrètement les thèmes associés à chaque saison. Nous constatons que les saisons japonaises ne correspondent pas exactement à celles de notre calendrier.

 

Printemps du premier au troisième mois, du 4 février au 4 mai dans le calendrier japonais.

Depuis la période Heian, quatre thèmes marquent la fin de l’hiver et l’arrivée du printemps : la neige, le brouillard printanier, la fonte des glaces et le rossignol japonais des buissons ‘Uguisu’, oiseau semblable à un moineau avec un ventre blanc et des plumes de couleur (un mélange de vert, marron et noir). ‘Uguisu’ arrive au printemps dans la ville depuis les collines et les vallées environnantes, où l’on pense que l’hiver passe. « Sans la voix du rossignol qui vient de la vallée, comment saurions-nous que le printemps arrive ? » Kokinshū, anthologie impériale de poèmes Waka, (vers 920 après J.-C.), Printemps 1, n. 14.

L’arrivée du printemps est marquée par les premiers bourgeons du saule vert, le retour au nord de l’oie sauvage et le parfum des fleurs de Prunus Ume. Généralement représentés par des fleurs blanches aux cinq pétales arrondis, les Prunus sont appréciés car ils résistent au froid. Dans le poème du printemps, ils sont associés à la neige, comme dans le poème d’Otomo no Tabito composé dans sa résidence au cours d’un banquet : « Les fleurs de Prunus sont éparpillées dans mon jardin – une chute de neige du ciel! » Man’yoshu, (après 759 après J.-C.), 5 : 822.

Les bourgeons de saule symbolisent le printemps, la nouvelle vie et la naissance d’un nouvel amour : « C’est peut-être la couleur du vent qui vient avec le printemps – les branches vertes du saule se teintent de plus en plus de vert chaque jour qui passe » Shigi no hanegaki, (Anthologie Waka) 1691.

Les cerisiers, dans les jardins et dans toute la ville, deviennent un symbole de la beauté de la capitale, comme dans ce poème du moine Sosei composé en regardant la capitale alors que les fleurs de cerisier sont à leur apogée, « Quand je tourne au loin le regard, les saules et les fleurs de cerisier se fondent, faisant de la capitale un brocart de printemps » (Kokinshu, Printemps 1, n. 56).

Les fleurs de cerisier apparaissent au milieu d’une brume printanière dorée qui contrastent avec la terre noire et stérile, les bâtiments sombres et les autres arbres encore nus. Kanō Sanraku travaillant dans les années 1570 pour Toyotomi Hideyoshi, le célèbre Daimyō, étudie auprès de Kanō Eitoku et devient son gendre. Il est adopté en prenant son nom de famille et devient plus tard le chef de l’école Kanō.

L’aspect le plus intéressant de la fleur de cerisier devient le moment où les fleurs se fanent et se répandent au sol, comme évoqué dans le célèbre poème d’Ono no Komachi : « Alors que je regarde dehors pendant les longues pluies, la couleur des fleurs de cerisier s’estompe, tout comme ma vie, qui passe en vain » (Kokinshu, printemps 2, n° 113).

Le désir humain vise quelque chose que nous voulons réaliser ou quelque chose que nous avons perdu. En japonais, ces deux aspects sont exprimés par le verbe ‘Shinobu’ qui peut signifier « Étouffer le désir » ou « regarder en arrière avec regret ». Ce thème est récurrent au printemps. De même, les poèmes sur les fleurs de cerisier ne concernent pas tant le pic de la floraison que l’attente des fleurs puis le regret de les voir se faner. C’est ce sentiment qui se reflète dans les paravents peints.

Les fleurs associées à la dernière étape du printemps sont la glycine et la kerria.

À cette saison, le point culminant de la journée est le lever du soleil.

 

Été du quatrième au sixième mois, du 5 mai au 6 août dans le calendrier japonais.

Un autre oiseau, arrivé au quatrième mois, marque l’été : le petit coucou ‘Hototogisu’. Son attrait est associé à la nostalgie et aux souvenirs personnels, tout comme la fleur de mandarine ou plutôt son parfum.

« Quand je sens le parfum des fleurs de mandarinier en attendant le cinquième mois, je me souviens de la manche d’une certaine personne il y a longtemps » (Kokinshu, Summer, n. 139).

Les longues pluies oppressantes du cinquième mois, saison de la mousson, deviennent un sujet important à l’époque Heian. Elles sont associées à la mélancolie. L’association entre homophones ‘Samidare’ (pluie d’été) et ‘Midare’ (trouble) lie les pluies d’été à la dépression. Amour, souvenirs, moral déprimé sont les associations qu’évoquent le petit coucou et les fleurs de mandarine.

La chaleur de l’été est trop insupportable pour être mentionnée en poésie. On préfère donner des images évoquant la fraîcheur de la soirée et sa brièveté.

« Puisant de l’eau au puits à l’ombre des pins, je pense à une année sans été » Shuishū, (troisième anthologie impériale, 1005 après J.-C.) Été, n. 131.

 

En été, l’iris kakitsubata fleurit. Cette espèce d’iris souvent mentionnée dans les poèmes d’amour, peut-être parce que sa forme et sa couleur rappellent la beauté féminine.

L’Acorus calamus aromatique (jonc), une belle plante aquatique enviée, est associé à cette saison comme la pivoine, la Deutzia et le lys. L’été meurt sous le triste chant des cigales.

Moment de la saison, la nuit : toujours trop courte pour trouver un rafraichissement.

 

À gauche le printemps, au centre sont les pivoines d’été. Elles sont totalement hors d’échelle au regard du pin. Elles « triomphent sur le fond or. Elles hébergent le petit coucou, oiseau associé à la première phase de la saison.

 

 

 

 

Illustration 2

 

 

 

 

 

 

Automne du septième au neuvième mois, du 7 août au 6 novembre dans le calendrier japonais.

La chaleur estivale reste dominante tout au long de la première moitié de cette saison. Comme toujours, au Japon, la nature est observée dans les moindres détails et le passage progressif d’une saison à l’autre est attendu et espionné dans chaque signe. Le changement de saison de l’été à l’automne se fait d’abord sentir par le vent : « Même s’il n’est pas clair pour les yeux que l’automne est arrivé, je suis surpris par le bruit du vent » (Kokinshu, Automne 1, n. 169).

 

Le plein automne est lié à la lumière de la lune dans le ciel nocturne, ce qui suscite des pensées mélancoliques. Le professeur Haruo Shirane en parle dans son livre «le Japon et la culture des quatre saisons». « Bien que la lune apparaisse à toutes les saisons, l’association de la lune avec l’automne dans les anthologies impériales de la poésie Waka est si forte qu’à la fin, la lune en est venue à symboliser l’automne lui-même. » On le voit dans ce poème : « Quand je vois le clair de lune filtrer à travers les arbres, je sais que le poignant automne est arrivé » (Kokinshu, Automne 1, n. 184).

 

Le mot japonais « automne » ‘Aki’ est homophonique du mot signifiant « brillant ». Dans les temps anciens, l’automne est considéré comme la saison au cours de laquelle les feuilles sont teintées de couleurs vives et les « cinq céréales » récoltées ( riz, blé, mil, sorgho et haricots). L’automne est même supérieur au printemps par l’éclat brillant des couleurs comparé au plus magnifique des tissus.

 

« Au printemps, je vois une herbe qui est verte, en automne, il y a des fleurs aux couleurs innombrables » (Kokinshū, Automne 1, n. 245).

 

À partir du 9ème siècle, sous l’influence chinoise, l’automne est classé comme une saison de tristesse, voire de déclin amoureux. Un autre homophone, qui signifie « tristesse », est à rapprocher à celui de l’automne ‘Aki’. Dans une esthétique qui dépasse les apparences et exige une plus grande profondeur spirituelle, même les couleurs vives deviennent un symbole de fugacité et de mélancolie. « En tout, l’automne est triste – quand je pense à ce qui se passe lorsque les feuilles des arbres changent de couleur et se fanent » (Kokinshū, Automne 1, n. 187).

Le moment de la saison est la soirée.

 

Depuis le Man’yōshū, on retrouve les « Sept herbes » associées à l’automne, répertoriées comme suit : Lezpedeza, miscanthus à épis, Pueraria, œillet, patrinia, Eupatorium et Ipomoea. Plus tard, à partir de la période Heian, le chrysanthème devient la fleur principale de la poésie automnale. En Chine, cette fleur élégante est un symbole de longue vie et de statut social élevé. Au Japon, il est le sceau impérial, sous la forme à seize pétales double.

 

 

 

Dans ce tableau montrant des fleurs de chrysanthème avec des miscanthus, Ogata Kōrin utilise différentes techniques de peinture. Les miscanthus sont rendus avec de la peinture dorée sur une couche de ‘Gofun’ (coquilles broyées). Les chrysanthèmes sont représentés à différents stades de floraison, plus fermés en bas et de plus en plus gros à mesure que l’on monte.

Dans la peinture Rimpa, les artistes portent une attention particulière au rythme des éléments. Ici, l’espace vide a été soigneusement pris en compte. Si nous divisons le paravent par une diagonale qui relie le coin inférieur droit au coin supérieur gauche, nous voyons que le côté gauche reste presque complètement vide, tandis que les chrysanthèmes et les herbes sont concentrés sur la droite.

Le fond doré devient, à lui seul, un élément décoratif important tout en lumière repris dans la veine dorée des feuilles de chrysanthème.

Un aspect notable de ce paravent est le fond de l’autre face : sur un fond de feuille d’argent, un érable est peint dans sa robe rouge automnale dans la moitié opposée à celle occupée par les chrysanthèmes de l’autre face. Le contraste entre les deux faces – or et argent – est marqué. Kōrin semble donner les deux versions de l’automne, la lumineuse et la plus mélancolique.

 

Hiver du dixième au douzième mois, du 7 novembre au 3 février dans le calendrier japonais.

Le gel et la neige de l’hiver conduisent d’une part à regretter la saison passée et d’autre part à attendre avec impatience l’arrivée de la nouvelle saison. Un célèbre poème de Ki no Tsurayuki chante la beauté de la neige car elle ressemble à des fleurs de cerisier : « Lorsque la neige tombe, des fleurs inconnues du printemps apparaissent sur l’herbe et sur les arbres qui ont dormi tout l’hiver » (Kokinshū, Winter, n. 323).

Les poètes médiévaux incluent les sauvagines, en particulier le canard sauvage et le canard mandarin, dans les thèmes liés à l’hiver, comme dans ce Waka de Murasaki Shikibu : « Pouvons-nous considérer les oiseaux sur l’eau comme séparés de nous ? Moi aussi, je flotte dans l’incertitude et mène une existence douloureuse « (Senzaishū, L’hiver, non. 430).

Nous verrons plus loin dans les peintures sur paravents que la présence d’oiseaux côtoyant des fleurs est un thème classique de la représentation des saisons.

La neige, la glace, le givre et la lune presque transparente donnent naissance à une nouvelle esthétique de pureté froide et rendent le paysage monochrome très proche de la peinture à l’encre, d’origine chinoise, de la période Muromachi.

Le point culminant de cette saison est le matin.

 

Les oiseaux aquatiques d’automne volent vers l’hiver dans ce paravent où fleurit pourtant un gros Prunus tordu. Même si la peinture n’est pas strictement monochromatique, l’utilisation de la couleur est réduite à l’essentiel.

 

 

 

Illustration 4

 

 

 

 2 Un langage codé et un index des sentiments

Au 12ème siècle, le poète Fujiwara no Shunzei (1114-1204) écrit : « Comme indiqué dans la préface du Kokinshū, la poésie japonaise prend le cœur humain comme une semence, un bourgeon qu’elle fait grandir en d’innombrables feuilles de mots. Ainsi, sans la poésie japonaise, même si quelqu’un cherchait les fleurs de cerisier au printemps ou regardait le feuillage brillant de l’automne, personne ne serait capable de reconnaître leur couleur ou leur parfum… Au fur et à mesure que les mois passent, que les saisons changent et que les fleurs de cerisier cèdent la place aux feuilles brillantes de l’automne, nous nous souvenons des mots et des images des poèmes et nous nous sentons capables de percevoir la qualité de ces poèmes. »

Ce qui s’exprime, ici, ce n’est pas seulement le concept selon lequel la nature nous aide à concevoir et à exprimer des pensées et des sentiments : nous sommes bien au-delà. Shunzei affirme que la connaissance de la poésie relative à la nature est nécessaire pour que l’humain voie et reconnaisse les qualités de la nature, même celles qui parlent immédiatement à nos sens, comme la couleur ou le parfum. Dans cette vision, la poésie nous cultive, nous donne un cœur plus sensible au monde extérieur. Par conséquent, l’exploration des sentiments humains qui est typique de la poésie s’inspire de la nature, chaque subtilité du sentiment a son écho dans des éléments naturels particuliers.

Mais comment une plante ou un animal en viennent-ils à incarner un état émotionnel intérieur humain et sur quelle caractéristique?

Les oiseaux, les insectes et les cerfs mentionnés dans les poèmes Waka sont prisés pour certaines associations lexicales comme le ‘Matsumushi’ (grillon des pins) dont le mot signifie en japonais « insecte qui attend», ou pour leurs chants. En relation avec ces animaux, on utilise souvent le verbe ‘Naku’ qui signifie « pleurer », verbe qui exprime une série de sentiments humains tels que la tristesse, le regret, etc.

Les plantes ont également la capacité de ressentir. Par exemple, le Prunus est admiré pour son courage à fleurir en hiver, pour sa constance et sa résistance aux rigueurs du climat.

On peut aussi se demander comment se créent et se propagent ces associations entre éléments naturels et sentiments humains. En partie, j’ai répondu ci-dessus avec des exemples tirés de poèmes. Mais il existe aussi une autre voie dont Haruo Shirane (op. cit.) donne un exemple. Dans les « Parchemins de l’histoire du Dit de Genji », qui datent du 12ème siècle, chapitre mineur sur « Les rites », on voit le prince Genji avec sa bien-aimée, Murasaki en train de mourir. La scène se déroule dans un intérieur mais le peintre nous montre aussi l’extérieur, avec des herbes d’automne courbées par le vent et la pluie. Genji pleure sa bien-aimée en écrivant ce poème sur le Lespedeza : « Si peu repose la rosée sur le Lespedeza/ maintenant elle se disperse déjà dans le vent ». Le Lespedeza est l’une des herbes qui apparaît dans la scène. Les Lespedeza sont importants puisqu’ils occupent environ un tiers du tableau et symbolisent la douleur qu’endure Genji de l’intérieur. Dans la peinture des périodes suivantes, il suffira de représenter des herbes automnales courbées pour évoquer la douleur du détachement.

Fils d’un seigneur féodal (Daimyō) de la région de Himeji, Hōitsu éduqué à la poésie et à la calligraphie dès son plus jeune âge, s’imprègne de la culture populaire à l’âge de vingt ans et devient moine à l’âge de 37 ans. À cette période, il renoue avec la peinture Rimpa dans une version sophistiquée.

On voit ici les herbes d’automne secouées par le vent qui emporte les feuilles et fouette les sommités des ‘Suzuki’ (arbre à clochettes) jusqu’à ce qu’elles s’abandonnent et ne se relèvent plus, comme ci-dessous.

 

 

Notons que même lorsque les plantes ou les animaux sont traités comme un matériau poétique, ce n’est pas un dispositif rhétorique ou une métaphore sans vie. L’âme et les religions du Japon imposent toujours un profond respect de la nature qui n’est jamais considérée comme « autre » ou subordonnée à l’homme, mais plutôt comme une totalité dont l’homme fait partie.

3 Culture de cour et culture populaire

Tant à la cour que dans la culture populaire, la nature est d’une part vénérée, d’autre part redoutée à cause de ses manifestations catastrophiques mais aussi des événements, à plus petite échelle, qui peuvent cependant ruiner de manière imprévisible la récolte et entraîner la famine sur le territoire. La représentation de la nature, sous une forme poétique ou d’art visuel ou théâtral, est utilisée pour apporter un sentiment d’harmonie dans un monde désordonné et tumultueux.

À l’époque de Nara (710-794), la nature a une fonction de talisman à la fois pour conjurer les calamités (mort, fléaux, catastrophes) et pour invoquer la chance (une récolte abondante, une longue vie, une bonne santé). Dans le Man’yōshū, on voit les éléments naturels jouer le rôle d’intermédiaires entre les hommes et les divinités, ces dernières pouvant être bienveillantes ou malfaisantes. Les représentations talismaniques ne suivent pas la succession des saisons car elles se veulent être des points solides, fixes, au-delà des transformations constantes et imprévisibles du monde.

Voyons les éléments talismaniques qui nous intéressent le plus ici car ils sont fréquemment représentés dans la peinture des paravents : herbes et fleurs printanières, pin, bambou, grue et phénix.

Depuis l’Antiquité, on croit que les feuilles vertes et les fleurs colorées qui poussent au printemps sont porteuses d’une force vitale. Les chants décrivant des fleurs épanouies et des arbres feuillus sont une façon de les louer et de puiser dans leur force vitale. L’arbre le plus important et le plus populaire parmi les symboles talismaniques est le pin. Il est utilisé pour le bois de construction et les torches mais il est également connu pour sa longue durée de vie et être toujours vert. Il est alors devenu un arbre sacré associé à la longévité.

Le pin est un homophone du verbe ‘Matsu’ (attendre) et dans les Waka, il est associé à l’émotion d’attendre l’être aimé : « Si la fleur de Prunus fleurit et se fane, je serais le pin qui attend et je me demande si mon bien-aimé viendra ou non » (Man’yōshū, 10 : 1922)

Dans les paravents peints de la période Heian, le pin devient un élément indispensable.

Une autre plante talismanique importante est le bambou, symbole de longévité en raison des nombreux nœuds de sa tige.

 

Dans ce paravent, ci-dessous, le bambou est représenté de très près afin de mettre en valeur ses nœuds. La perspective inhabituelle semble nous mettre directement à l’intérieur du bosquet.

 

 

 

 

Illustration 6

 

 

 

 

 

Dans les paravents d’oiseaux et de fleurs de douze mois, la grue est représentée au dixième mois et sert à la fois d’image talismanique et de représentation saisonnière. Elle représente la longévité et la sagesse.

Le phénix, oiseau mythique, symbolise la paix et la bonne gouvernance. La robe la plus extérieure de l’empereur est décorée de motifs de bambou, de paulownia et de phénix. À l’époque Momoyama (1568-1615), les seigneurs de la guerre veulent que le phénix soit peint sur les paravents. Cette pratique se poursuit jusqu’à l’époque Edo et même on le retrouve sur les couvre-lits pour éloigner, la nuit, les mauvais esprits.

 

 

Face à un tableau, il faut être prudent. Il y a deux manières d’interpréter les plantes :

– l’une indique telle ou telle saison et le sentiment qui lui est associé, par exemple la saison des chrysanthèmes.

– L’autre indique la longévité et l’immortalité comme l’emblème impérial du chrysanthème qui indique la longévité et non pas l’automne.

Le phénix, oiseau mythique et magique, est un sujet populaire dans les peintures « Oiseaux et fleurs », qui voient le jour au 12ème siècle et prospèrent à l’époque Edo. Ces peintures sont une spécialité des écoles Kanō et Tosa parrainées respectivement par le gouvernement militaire et par la cour impériale. Elles sont souvent données lors d’occasions importantes à des personnalités de haut rang et ont pour fonction rituelle soit de porter chance soit de reconnaître l’autorité ou la valeur de la personne à qui elles sont dédiées.

 

Les valeurs saisonnière et talismanique des fleurs et des plantes sont souvent évoquées dans la poésie et les arts traditionnels comme l’Ikebana. Les compositions Rikka, par exemple, associent généralement un feuillage persistant, élément principal, vertical (Shu-shi) au centre de l’arrangement à une fleur de saison comme auxiliaire horizontal.

 

Héritage secret d’Ikenobō Senkō (1542), le premier traité systématique sur le Rikka, fournit la liste de plantes pouvant être utilisées comme Shu pour chacun des douze mois :

 

Mois              Végétaux
Printemps 1er Pin, prunus
2ème Saule, Camellia
3ème Pêcher, iris (kakitsubata)
Été 4ème Deutzia
5ème Paeonia
6ème Bambou, Acorus calamus aromatique, lis, lotus
Automne 7ème Campanule (Kikyo), Lychnis coronaria (Coquelourde des jardins)
8ème Chamaecyparis obtusa (Cupressus japonica ‘Honoki’), Chamaecyparis lawsoniana
9ème Chrysanthemum, Celosia cristata (crête de coq)
Hiver 10ème Cornus chinois, Nandina
11ème Narcissus, aster
12ème Eryobotria japonica (néflier du Japon), Prunus précoce.

 

Ici, Shu-shi a une fonction double : représenter la saison ou le mois et être le pilier de la structure de la composition.

Il est également possible que les associations végétales prescrites pour la composition de paysages traditionnels de l’École Ohara tiennent compte de la valeur symbolique de chaque plante et fleur mais aussi de la cohérence saisonnière.

 

Dans les racines religieuses anciennes de l’ikebana, nous pouvons trouver une clé pour comprendre le rôle talismanique des plantes. Dans le bouddhisme, la sphère céleste est souvent décrite comme un lieu plein de fleurs. L’intérieur des temples bouddhiques sont décorés de fleurs pour reproduire la sphère céleste de notre monde. L’image de Bouddha se voit offrir fleurs, encens et bougies, offrande à partir de laquelle l’art de l’ikebana a peut-être commencé. Mais même avant l’introduction du bouddhisme au Japon, on croit que les plantes peuvent incarner ou transmettre le pouvoir des dieux (Kami) que l’on pense habiter la nature.

Dans les rites bouddhiques et de dévotion aux dieux, les images de la nature en particulier des fleurs sont, certes, le symbole du caractère éphémère du monde mais elles sont aussi un moyen des dieux eux-mêmes de se manifester et d’éloigner les maladies et la précarité de la vie.

 

La tradition classique inspirée de la noblesse et de la cour représente les éléments naturels à partir d’objets esthétiques tandis que la culture populaire s’appuie sur des éléments quotidiens (relatifs à l’agriculture, à la chasse aux proies ou aux animaux nuisibles). Ces deux esthétiques fusionnent à partir du 16ème siècle : les éléments de la culture populaire apparaissent dans des descriptions poétiques et des représentations picturales.

 

Ce paravent célèbre la riche moisson d’automne et témoigne de l’union des deux esthétiques, celle de la noblesse et celle de classe la populaire. Le millet mûr attire de nombreux oiseaux, moineaux, passereaux et mésanges charbonnières, chers à la culture paysanne. Nous voyons également une clôture en bambou, un filet pour attraper des oiseaux et des hochets d’épouvantail suspendus à des fils tendus, rappelant la présence d’une ferme. À leurs côtés, sont peintes des herbes d’automne, motif traditionnel de la « culture de la noblesse ».

 

 

 

 

Illustration 7

 

 

 

 

Enfin, les saisons sont très importantes car chacune est associée un point cardinal, selon le Feng-Shui importé de Chine (voir Article 9, Feng-Shui et Ikebana). C’est une vision de l’univers basée sur la croyance que la terre contient des forces vitales devant être sauvegardées pour le bien-être de ses résidents. Les villes sont alors conçues en gardant ces critères à l’esprit, de même que chaque maison. Le jardin «Feng-Shui» de printemps à l’est, de l’été au sud, l’automne à l’ouest et l’hiver au nord devient un idéal culturel.  Des jardins se créent où vous pouvez voir les quatre saisons en regardant dans les quatre directions. Cette époque utopique se retrouve dans la littérature (par exemple dans l’histoire de Genji) et dans l’art pictural.

Chaque saison est représentée par un groupe de fleurs : par exemple l’été par des iris, des lys et des œillets. Les groupes saisonniers répondent à la position traditionnelle des saisons selon le Feng-Shui.

4 Le flux du temps et la magie qui l’arrête

 

Les changements au cours des saisons sont pris comme une métaphore de la fugacité de la vie et des changements imprévisibles du monde. Ce point de vue a trouvé un solide écho dans la croyance bouddhique selon laquelle toutes choses sont impermanentes. L’exemple le plus frappant est celui des cerisiers en fleurs qui perdent leurs pétales dès qu’ils ont fleuri.

Nijō Yoshimoto, poète classique, a écrit : « Quand vous pensez que c’est hier, aujourd’hui c’est fini, et quand vous pensez que c’est le printemps, c’est l’automne. Quand on pense que les fleurs ont fleuri, les choses se transforment en feuilles colorées de l’automne».

Éviter le cours du temps est certainement impossible, mais d’une manière ou d’une autre, l’homme a besoin de ralentir le passage précipité des jours. Cela peut être fait en créant des images qui cristallisent certains moments de la vie et ainsi à y revenir quand nous le voulons.

En particulier, représenter les quatre saisons ensemble réunies nous rappelle le passage d’une saison à l’autre qui se produit de manière singulière. Le cycle est un mouvement rassurant car il revient infailliblement, similaire à lui-même et est donc, au moins partiellement, prévisible. Pris dans son ensemble, c’est le type de mouvement le plus stable et le plus robuste qui soit.

C’est ce qui m’a fasciné dans les paravents peints des quatre saisons.

 

4.1. Les paravents peints

 

Les paravents, en japonais Byōbu, qui nous intéressent ici ont une lointaine origine chinoise (dynastie des Han, 206 avant J.-C. – 220 après J.-C.). Ils sont introduits au Japon à la fin de l’époque Nara, vers le 8ème siècle.  Byōbu signifie littéralement « mur pour le vent » dont le but originel est de bloquer les courants d’air fréquents dans les maisons japonaises à plan libre. Les paravents sont aussi une manière habile et souple de scinder les espaces, de protéger des regards ou d’atténuer la lumière. Au cours de la période Heian qui a suivi, la conception des paravents évolue passant d’un simple paravent à un seul panneau à des paravents à deux, six ou parfois huit panneaux. Ils sont pliables et portables, généralement produits par paires.

 

Sur un simple cadre et un treillis de bois de cryptomeria, l’artisan applique, en les collant, sept couches différentes de papier étirées sur la surface du treillis. Chacune couche est formée de nombreuses feuilles superposées à base de mûrier à papier (Broussonetia papyrifera). En couches alternées, les feuilles sont collées uniquement sur les bords plutôt que sur toute la surface, laissant ainsi des poches d’air qui augmentent la résistance et la durabilité du paravent. Les couches les plus externes de chaque côté du cadre sont les surfaces à peindre mais généralement un seul côté est utilisé. Après la mise en place des peintures et de la bordure de brocarts bien choisi, un mince cadre en bois laqué rouge ou noir est ajouté pour protéger la structure.  Dans les temps anciens, les panneaux sont reliés par des cordes de soie ou de cuir (période Nara 710-794) et à partir de la période Heian (794-1185), ils sont attachés grâce à des charnières métalliques ‘zeni-gata’ en forme de pièces de monnaie. Plus tard, à l’époque de Muromachi (1336-1573), les ‘Zenigata’ sont remplacés par des charnières de papier plié, rendant les panneaux plus légers à transporter, plus faciles à plier et plus résistants aux jointures. Surtout, cette technique permet la représentation picturale de larges scènes ininterrompues.

Aux périodes Azuchi-Momoyama (1568-1603) et Edo (1603-1868), la popularité des paravents peints ne cesse de croître et les seigneurs féodaux ou nobles les affichent dans leurs maisons comme symboles de richesse et de pouvoir.

 

Deux styles différents caractérisent les grandes peintures de château :

 

le style à l’encre représente un mode d’expression plus personnel et plus traditionnel. Il se développe à l’époque Muromachi (1392-1568), sous l’influence des modèles chinois. Il est principalement utilisé pour les monastères et les appartements privés où les seigneurs se réunissent pour discuter et boire du thé.

 

Tosatsu, élève de Sesshu, connait bien les peintures chinoises d’oiseaux et de fleurs du début de la période Ming, en particulier, les œuvres de Lu Ji qui traitent le même thème.

 

Tosatsu peint sur ce paravent (ci-dessous) une scène dramatique dans laquelle un faucon fond sur des hérons terrifiés qui s’enfuient vers le bambou et le lotus. Un autre oiseau de proie, tenant un lièvre dans ses griffes, observe l’action. Les plantes précisent les saisons (de droite à gauche) : fin de l’hiver, printemps et début de l’été. Dans un autre paravent, alors que la nature passe de l’été à l’automne, la chasse aux rapaces se poursuit. Le thème des peintures est le pouvoir des oiseaux de proie et Tosatsu, fils d’un samouraï, savait bien ce que cela signifiait pour les hommes.

 

 

La peinture à l’encre de Chine a également fourni le symbolisme de certaines plantes. Par exemple, les quatre végétaux appelés « les quatre gentilshommes » symbolisent les quatre saisons, les quatre âges de l’homme et les quatre vertus du gentilhomme selon les canons des lettrés chinois :

– Prunus : caractère fort et patient

– Orchidée : grâce et noblesse d’esprit

– Chrysanthème : pudeur et pureté 

– Bambou : capacité être ferme et énergique mais flexible (comme le bambou est creux à l’intérieur, il se plie mais ne se casse pas).

 

Chacune de ces plantes est aussi une leçon de peinture à l’encre.

Dessiner l’orchidée est le premier niveau, un exercice sur le trait et sur le mouvement libre du bras.

Ce n’est qu’après que l’on peut passer au bambou pour lequel des coups courts et vigoureux sont nécessaires.

La représentation du Prunus implique une combinaison des deux premiers mouvements avec l’ajout de l’expérience du sec et de l’humide.

Enfin la quatrième et dernière leçon, qui concerne le chrysanthème, sert à apprendre l’usage du clair-obscur et pour y parvenir, il faut savoir dessiner les trois premiers.

 

le style de peinture à l’or et en couleurs, très différent, est réservé aux espaces publics, comme les salles d’audience. On pense que Kanō Eitoku a été le premier à utiliser un fond de feuille d’or dans de grandes peintures (voir paravents quatre saisons plus bas).

Eitoku a vécu à l’époque Azuchi-Momoyama (1568-1600). Il est le peintre le plus important de sa génération et l’initiateur du nouveau style « des palais ».

Son histoire familiale et son ambition le mettent en contact avec tous les grands seigneurs de guerre de son temps : Oda Nobunaga, pour qui Eitoku et ses élèves passent quatre ans à décorer les immenses salles d’audience du château d’Azuchi. Il fait de même dans les châteaux d’Osaka, à Juraku-dai et au château de Fushimi de Toyotomi Hideyoshi. Il peint aussi dans le palais impérial. C’est un travail gigantesque. Par exemple, en 1588, Toyotomi Hideyoshi fait créer un chemin avec une centaine de paravents peints pour que ses invités, arrivant à la fête, admirent les cerisiers en fleurs ‘Hanami’.

Cependant, Eitoku qui vit à une époque mouvementée, la plupart de ses œuvres a suivi le sort de ses propriétaires. Avec l’assassinat de Nobunaga, le château d’Azuchi est incendié jusqu’à ses fondations deux ans seulement après qu’Eitoku a fini de le peindre.

 

4.2. Oiseaux et fleurs des quatre saisons : trois exemples

Cette catégorie picturale, dont nous avons également vu quelques exemples ci-dessus, est un classique de tout l’Extrême-Orient. En particulier, j’ai fait référence aux canons esthétiques japonais qui précisent les caractéristiques des éléments naturels en lien avec la vie humaine. Les oiseaux interviennent pour donner du mouvement aux scènes peintes et les enrichir de leur propre symbolique.

 

Le long des douze panneaux de ces deux paravents « arbres, fleurs et oiseaux des quatre saisons » de Kanō Eitoku (1543 –1590), des oiseaux et des fleurs symboliques à profusion célèbrent le cycle des saisons.

 

Dans le 1er paravent, de droite à gauche, des arbres en fleurs et des fleurs printanières accompagnent une grue avec ses petits tandis que, plus à gauche, une souche de Lilium annonce le passage à l’été. Un groupe de bambous que l’on aperçoit dans les nuages qui occupent les panneaux du centre.

 

 

 

Paravent « arbres, fleurs et oiseaux des quatre saisons » de Kanō Eitoku (1543 –1590)

 

Dans le 2ème paravent, ci-dessous, un hibiscus blanc et rose marque la transition de la fin de l’été à l’automne. La grande finale est un pin enneigé qui étend ses branches courbes à-travers le paravent. Elles encadrent une paire de grues adultes se regardant majestueusement. La peinture réaliste et détaillée des éléments naturels au premier plan, typique de l’école Kanō, est équilibrée avec des nuages ​​et d’autres éléments de fond plus abstraits ainsi que de grands espaces vides.

 

Paravent « arbres, fleurs et oiseaux des quatre saisons » de Kanō Eitoku (1543 –1590)

 

Cette magnifique composition célèbre la longévité avec le motif auspicieux des grues, parle de force virile et d’imperturbabilité avec le pin et rappelle le caractère éphémère de la beauté et de la vie avec le cerisier en fleurs. Elle présente aussi les symboles d’autres plantes qu’un observateur de l’époque n’a pas eu de mal à lire clairement : le fleuve du temps coule de l’un à l’autre des paravents mais il ne coule pas, étant seulement peint. Il est comme un ‘souvenir’ mais le scénario dans lequel il est placé est si harmonieux, si beau et si brillant que son flux ne suscite pas de pensées tristes.

 

 

 

Paravent de Sakai Hōitsu (1761-1828)

 

La forme des paravents fait que les deux scènes qui s’ouvrent sur les saisons sont comme deux fenêtres, deux tableaux dans le tableau. Le passage du temps semble être interrompu, séparé par le vide entre une saison et une autre. Le fond abstrait rend encore plus évident l’aspect symbolique des scènes. Ce paravent semble dire : « Regardons l’automne et l’hiver ».

La feuille d’or appliquée sur l’envers de la soie donne aux paravents une légère luminescence et une impression de profondeur.

 

Dans le 1er paravent, À droite, les sept herbes d’automne avec les chrysanthèmes et les hibiscus représentent l’automne dans ses différentes phases. À gauche, l’hiver est évoqué par des jonquilles, des camélias Sasanqua et des Prunus et toujours des oiseaux liés à la saison.

Il ne nous reste plus le double écran de celui-là, censé représenter le printemps et l’été.

Au fil des saisons, au-dessus de la traditionnelle rivière, court la brume de printemps puis le brouillard de l’automne. Un moineau ‘Uguisu’ sur une branche de Prunus en fleurs annonce le printemps. Au-delà la kerria, symbole du début de la saison, vient l’été symbolisé par les iris, les oiseaux et les fleurs des marais.

 

Dans le 2ème paravent, les herbes d’automne et les plantes enneigées sont illuminées par une lune argentée, que l’on voit maintenant brunies par le temps.

 

 

 

 

 

 

Illustration 11

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration 12

 

 

 

 

 

 

Le dessin, simple et élégant, reflète le style de l’École Rimpa d’Edo (aujourd’hui Tokyō), dirigée par Sakai Hōitsu.

Ses compositions adhèrent au modèle de Kōrin tant dans les couleurs que dans la rareté audacieuse des éléments.

On voit très bien, sur le tronc du Prunus, que Hōitsu utilise la technique Rimpa du ‘Tarashikomi’ (littéralement égoutter). Elle consiste à faire passer un second pigment sur le premier encore humide. De cette manière, des taches et des fusions de couleurs se forment, en partie involontaires, augmentant ainsi l’intérêt visuel. Dans la peinture Rimpa, le contraste entre le dessin très stylisé et épuré des fleurs et cette technique plus rustique appliquée à d’autres éléments est très recherché.

 

On voit que peu, très peu, suffit à évoquer le sentiment de la saison. Ce qui compte dans ces peintures, aux mêmes motifs reproduits et datant de centaines d’années, c’est l’émotion que l’artiste parvient à recréer chez l’observateur/observatrice. Ici, il me semble qu’il y a de la solitude et du détachement : vous ne voyez pas, ou peut-être de façon subjective vous ne savez pas, comment chaque saison passe dans la suivante car tout est voilé. Chaque phase peut sembler isolée les unes des autres : au lieu d’une symphonie, c’est une série de notes « détachées ». Musique moderne.

5 Conclusions

Après tout ce qui a été dit, on pourrait objecter que les saisons sont importantes dans toutes les cultures du monde. Cependant, ce qui rend la culture japonaise des quatre saisons vraiment impressionnante, c’est la saisonnalité culturelle, en particulier, la subdivision précise des éléments naturels en phases et en catégories saisonnières avec ses associations spécifiques. Impressionnante aussi par le fait qu’elle fonctionne depuis plus d’un millénaire.

Les premières associations poétiques entre les éléments naturels et éléments culturels n’ont pas vraiment changées au fil du temps mais elles se sont plutôt partiellement modifiées et enchâssées à de nouveaux éléments. Ainsi, les croyances sur les pouvoirs talismaniques des plantes et des animaux, apparues pour la première fois à l’époque de l’Antiquité et de Nara, continuent de coexister avec les élégantes représentations de la nature basées sur la couleur, l’odeur et la voix de la culture aristocratique et de la cour de la période Heian. Ces pouvoirs talismaniques, à leur tour, restent présents dans les paysages monochromes d’influence chinoise à l’époque médiévale. Au cours de la période Edo, la perception la plus traditionnelle des saisons se poursuit conjointement aux nouvelles perspectives sur la nature fournies par la recherche scientifique.

Le résultat est un ensemble de connaissances complexes et denses bien ancrées dans la culture japonaise. Les détails font partie d’un vocabulaire canonique à tel point que, par exemple, les titres des paravents sont généralement attribués par les conservateurs contemporains des musées. En effet, lors de leur création, les paravents n’ont pas besoin de porter un nom : ils sont regardés et à première vue, la charge émotionnelle liée aux associations saisonnières qu’ils portent en eux est ressentie.

 

Dans ce travail, je n’ai pas pris en considération les nombreux autres aspects affectés par les associations saisonnières tels que les vêtements, les congés annuels, les relations interpersonnelles, la cérémonie du thé. Je n’ai pas suivi le développement du système de mots saisonniers ‘Kigo’ depuis sa création dans la poésie Waka jusqu’au Haïku moderne. Je n’ai fait aucune mention, non plus, des relations sociales dont cette vision de la nature est l’expression. La simple liste des implications émotionnelles des japonais pour les saisons montre le rôle central que tiennent les saisons dans la culture de ce pays et la complexité riche et fascinante de ce thème.

 

Bibliographie

Far Eastern Art, colloque organisé par Gabriele Fahr-Becker, Könemann 2000.

Graf, Mauro : www.maurokorangraf.ch/ art. N° 59.

Lippit, Yukio: Ink Painting and the Rinpa Tradition, Conférence au Metropolitan Museum, New York, 30/09/2012.

Masera, Maria : Notes d’orientation sur l’école de peinture Rimpa « École des fleurs et des herbes », polycopié du cours d’Ikebana.

Momoyama – Japanese Art in the Age of Grandeur, Catalogue de l’exposition tenue au Metropolitan Museum, New York, 1975.

Shirane, Haruo : Le Japon et la culture des quatre saisons – Nature, littérature et arts, Columbia University Press, New York 2012.