Lire d’abord l’article 50 sur la lecture On ou Kun du kanji.

Les compositions d’Ikebana sont « filles de leur temps » c’est-à-dire qu’elles reflètent la vision de la vie de leurs auteurs dans les différentes périodes historiques, une vision qui a changé plusieurs fois depuis le premier Ikebana structuré de la fin des années 1400 jusqu’aux compositions d’aujourd’hui.

L’évolution historique de ces compositions, du Kuge au Tatebana, puis au Rikka et aux Shōka/Seika et enfin jusqu’à l’apparition du mot Ikebana à la fin de la période Edo, est également perceptible dans le type de Kanji utilisé mais aussi dans le choix de type de lecture On (chinois, cultivé) ou Kun (japonais, populaire). Même ceux qui ne parlent pas japonais peuvent comprendre cette évolution en voyant les signes des Kanji et leur signification.

 

‘Kuge’, pierres tombales sculptées, Temple de Fusai, Tachikawa, Tokyō, représentant des offrandes rituelles (1322).

 

Le ‘Kuge’ est considéré, par certains auteurs, comme un proto-Ikebana réalisé sur les autels bouddhiques et gravé sur les pierres tombales. Bien qu’il ne soit composé que de fleurs et n’ait pas de règles de composition (ce qui le différencie du Tatebana ayant « règles primitives » et composé principalement de branches persistantes ou de branches fleuries auxquelles s’ajoutent quelques fleurs herbacées), les Kanji avec lesquels ‘Kuge’ s’écrit le rattachent aux futures formes d’Ikebana puisque les deux kanji de son nom le sont.

Kuge

 

 

Description Kanji Lecture On Lecture Kun Traduction
 

 

Le 1er kanji se lit ‘Ku’ en lecture On.

 

 

Ku-Kyō

 

 

 

 

Offrir, attendre

 

2ème kanji se lit ‘Ka, Ge’ en lecture On et ‘Hana’ en lecture Kun.

 

Ka Ge

 

Hana

Fleur épanouie

Ostentatoire

Chine

   

Kuge

 

 

Le 2ème Kanji se décompose. Kanji Traduction
 

Il est formé du radical «Herbe» qui désigne les plantes en général et est placé au-dessus du signe «fleur épanouie»,

 

Herbe

Ce Kanji «fleur épanouie» est polysémique. Il signifie aussi »Ostentatoire» et «Chine» probablement parce que la Chine se considérait comme un pays en « pleine floraison culturelle » supérieur à tout autre pays et aussi pour indiquer le Chinois en général. C’est donc un kanji important.  

Fleur en pleine floraison

Ostentatoire

Chine

 

Dessin des cinq objets sacrés placés dans ce qui deviendra le tokonoma.

Ce sont  l’encensoir, le bougeoir et trois Tatebana apparus à l’époque des Shogun Ashikaga, dans la première moitié des années 1400.

Les Shoguns Ashikaga introduisent l’habitude d’afficher une triade de kakemono dans leurs palais représentant, initialement,  Bouddha au centre avec deux personnages mineurs de part et d’autre.  Ils placent une triade d’objets dont un décor « floral » au pied du kakemono représentant Bouddha appelé Tatebana.

 

Ci-contre, 3 Tatebana avec des fleurs herbacées.

 

Voir Article 12, La naissance de l’Ikebana selon la tradition et Article 13, La naissance d’Ikebana d’après les documents historiques, Article 32, Ikebana et histoire : période Asuka a Kamakura (552-1333) et Article 35, Ikebana et histoire : périodes Meiji (1868-1912), Taisho (1912-1925) et Shōwa (1926-1989).

 

Mais les premiers Tatebana sont composés, comme on peut le voir ci-contre (tiré d’un traité spécifique d’Ikebana) principalement de plantes ‘Ki-Mono’, Yang, c’est-à-dire de branches persistantes ou fleuries associées à quelques fleurs herbacées ou herbes, végétaux ‘Kusa-Mono’ Yin, (Voir Article 2, Le concept de fort et de faible et Article 70, Esthétique Basara et Ikebana).

 

 

Le nom Tatebana s’écrit avec les Kanji suivants :

 

Description Kanji Lecture On Lecture Kun Traduction
 

Le 1er kanji se lit ‘Ri’ en lecture On et Tatsu-Teru en lecture Kun.

 

 

Ri

 

Tatsu/Teru

Tateru

 

 

Grandir droit

 

2ème kanji se lit ‘Ka, Ge’ en lecture On et ‘Hana en lecture Kun.

 

Ka Ge

 

Hana

Fleur épanouie

Ostentatoire

Chine

 

Rikka

 

Tatebana

 

Le Kanji « Offrir », visible dans le nom ‘Kuge’, est désormais remplacé par le Kanji « se tenir droit ». Le deuxième Kanji de ‘Kuge’ est maintenu car il vise à mettre en valeur toute la « beauté » d’un végétal, en rappelant que ce Kanji signifie aussi « Ostentatoire » et « Chine ».

 

Tatebana signifie fleurs (+ ses autres significations : Ostentatoire et Chine) placées droites. Ces Kanji spécifiques soulignent la fonction symbolique et représentative de la composition.

Ainsi, même s’il n’y a apparemment aucun lien particulier qui lie le ‘Kuge’, simple assemblage de fleurs, aux futures compositions d’Ikebana, le second Kanji avec lequel s’écrit ‘Kuge’ (lire Ka ou Ge en lecture On et Hana en lecture Kun), reste dans le nom ‘Tatebana’, nom de la première composition structurée. L’offrande de fleurs sur l’autel de Bouddha (‘Kuge’) est transférée aux demeures « laïques » des palais Ashikaga et son nom (et sa fonction) d’offrande « fleurs » (au sens de ‘Kuge’) se change en « fleurs » droites « (au sens de Tatebana) en l’honneur de Bouddha, non plus sur l’autel mais dans un contexte plus profane. Le premier Kanji avec lequel s’écrit Tatebana souligne l’importance de ceux qui font l’offrande, c’est-à-dire le Shogun et la classe dirigeante des samouraïs.

 

Dans les cinquante dernières années de la période Azuchi/Momoyama, vers 1500, le Tatebana évolue vers le Rikka.

Alors que dans le Tatebana il y avait peu de règles codifiées, l’important étant de mettre des végétaux « droits », le Rikka devient une composition très codifiée avec 9-11 branches principales, un côté Yang et un côté Yin. Imposant, grand, le Rikka est réalisé pour « frapper », impressionner» par son exubérance élégante, sa grandeur.

Le nom Rikka est la lecture On, chinoise et cultivée, des deux mêmes Kanji du nom Tatebana (en lecture Kun, japonaise et populaire). Il s’ensuit que la composition Rikka a plus d’importance que le Tatebana.

 

Par conséquence, Tatebana et Rikka sont la lecture, respectivement, Kun et On des deux mêmes kanji et les deux signifient : plantes redressées.

.

 

Dans la première partie de l’époque d’Edo (1603-1863) où la riche bourgeoisie urbaine de marchands-artisans commence à émerger, le Rikka, basé sur des symboles chers à la noblesse shogunale et impériale lui est trop difficile à créer et à interpréter. Il est alors simplifié et ne garde que trois éléments principaux. . Toutes les Écoles d’Ikebana l’appellent Seika sauf l’École Ikenobō qui le désigne du nom de Shōka car la disposition des trois éléments dans l’espace est différente dans les deux formes, (voir Article 24, Shintoïsme et Ikebana : du Rikka au Shōka et Seika).

Les principaux praticiens d’Ikebana sont désormais les riches marchands qui perçoivent la nouvelle composition d’une manière différente de celle du Rikka désormais «obsolète, plus à la mode».

 

Par conséquence, les Kanji de Shōka/Seika sont différents des Kanji de Rikka/Tatebana, compositions qui continuent d’être préférées de la noblesse shogunale et impériale.

« Droits », le Tatebana et surtout le Rikka sont réalisés pour impressionner les invités alors que les Seika/Shōka montrent une relation nouvelle aux végétaux perçus comme « vivants ».

 

Ci-contre, Seika.

Description Kanji Lecture On Lecture Kun Traduction
 

Le 1er kanji se lit ‘Ri’ en lecture On et Tatsu-Teru en lecture Kun.

 

 

Sei, Shō

Nama,

Ikiru, Umu,

Umameru, Haeru

 

Donner la vie

Laisser vivre

 

2ème kanji se lit ‘Ka, Ge’ en lecture On et ‘Hana’ en lecture Kun.

 

Ka

 

Hana

Fleur

Herbe

Végétal

 

Seika/Shōka

 

Ikebana

 

Par conséquent, le « nouveau » Kanji ‘Ka’ conserve le son original ‘Ka’ en lecture On et ‘Hana’ en lecture Kun mais il est remplacé par un nouveau Kanji.

 

Description Kanji Lecture On Lecture Kun Traduction
 

Le Kanji ‘Ka’ de Rikka en lecture On et de Tatebana en lecture Kun  devient le Kanji ‘Ka’ de Seika/Shoka en lecture On et de Ikebana en lecture Kun.

 

Ka

 

Hana

Fleur épanouie

Ostentatoire

Chine

 

Ka

 

Hana

Fleur

Herbe

Végétal

 

Ce nouveau Kanji, par rapport au précédent qui mettait en évidence la beauté d’une fleur entièrement ouverte, met désormais en évidence le caractère éphémère, le changement.

 

Le 2ème Kanji se décompose. Kanji Traduction
 

Le kanji ‘Ka’ utilisé maintenant est composé du même radical «Herbe» présent dans le kanji de Rikka.

Mais son signe en-dessous change.

 

Herbe

Avec le nouveau Kanji, on passe de « fleur complètement ouverte » à « changement » soit : homme debout suivi d’homme assis = homme vieillissant = changement. Homme debout suivi Homme assis (= Homme vieillissant, changement)

 

Même le kanji qui se lit ‘Sei’ ou ‘Shō’ en lecture On montre une vision différente qui n’est plus « se tenir droit et impressionner » du Rikka mais « donner la vie, laisser vivre les plantes ».

La lecture des deux kanji est toujours active tout comme la lecture de Rikka.

 

Dans la seconde moitié de l’époque d’Edo, les compositions Seika/Shōka sont interprétées et appréciées non seulement par la classe (relativement restreinte) des riches marchands et artisans mais par un nombre toujours croissant de citoyens, même les moins fortunés. L’augmentation de sa popularité conduit à lire les deux Kanji, non plus en lecture chinoise et cultivée On mais en lecture japonaise et populaire Kun prononcés «Ikebana». Le choix de la lecture Kun «Ikebana» plutôt que la lecture On «Seika/Shōka» indique que l’arrangement floral issu d’un art pratiqué auparavant uniquement par de petits groupes restreints (noblesse shogunale et impériale avec le Rikka, et petits groupes de citoyens riches avec les Seika/Shōka), s’étend également à une bonne partie de la population y compris féminine.